Hors-série, avril 2024

Note: Pour la première fois, j’ai participé cette année à un concours littéraire, celui du Prix Damase-Potvin. Organisé par l’Association professionnelle des Écrivain·e·s de la Sagamie, il s’agit d’un concours ouvert aux citoyens et aux personnes originaires du Saguenay–Lac-St-Jean. Les participants doivent écrire une nouvelle littéraire originale et inédite, sous couvert d’un pseudonyme, d’une longueur de 2 à 3 pages (750 à 1000 mots) inspiré par le thème annuel dévoilé lors du lancement.

Je n’ai pas fini sur le podium (félicitations à tous les lauréats dont vous trouverez la liste au bas de la page) mais j’ai eu vraiment beaucoup de plaisir à me livrer à cet exercice.

Le thème de cette année était « Feux », ce qui m’a inspiré l’histoire suivante…

Un pauvre imbécile

Vert : 25, 24, 23, 22, 21…

Vous ne me connaissez pas mais vous me connaissez tout de même un peu. Par les journaux. J’ai fait la manchette, comme on dit. Si vous avez lu mon histoire, vous l’avez terminée en vous disant : « Pauvre imbécile. Il l’a bien mérité ».

Vous n’avez pas tort. J’ai pris une mauvaise décision. Plusieurs mauvaises décisions.

J’avais quitté l’aréna vers 23h45 après mon match de ligue de garage. Deux bières dans le corps, il faut bien honorer les traditions. Je me suis rendu au bar où je retrouve quelques coéquipiers. Il faut bien honorer les traditions. Un peu passé une heure, je finissais ma troisième pinte. Il faut bien…

J’ai pris l’auto. J’ai pensé une seconde demander un Uber. Pas plus d’une seconde. Laisser l’auto là, l’équipement mouillé qui traîne, je suis à quelques kilomètres de la maison. Après tout, à cette heure, il n’y a personne sur la route… 

J’ai pris l’auto.

Le boulevard était désert, comme d’habitude. J’ai peut-être roulé un peu plus vite que les 70 kilomètres-heure autorisés mais rien d’excessif. J’approchais du seul feu de circulation sur mon chemin, à l’intersection de la rue de l’aréna.  

Le feu est passé au jaune. Juste au mauvais moment. Ce moment où on hésite entre « je suis sage, quitte à freiner un peu sec » et « j’accélère, je la passe jaune orange. Anyway, il n’y a jamais personne là à cette heure ». 

J’ai accéléré. Finalement, j’étais moins proche que j’imaginais. Le temps d’y arriver, la lumière était rouge. 

Il y avait une voiture au coin. Cette fois, il y avait une voiture.

Elle s’est avancée.

Même avec mes meilleurs réflexes, je n’aurais rien pu faire. Quand j’ai freiné, je sentais déjà le métal plier. J’ai eu le temps de reconnaître les quatre gars dans la voiture. Des jeunes. Ils jouent après moi à l’aréna. On se salue quand on se croise dans le couloir qui mène à la glace.

Après, plus rien. J’ai ouvert les yeux des jours plus tard aux soins intensifs. 

Je suis le seul qui a pu ouvrir les yeux.

Ça explique l’attitude du personnel. J’étais pas le gars le plus populaire de la place, disons. 

Ma famille a décidé que j’étais un trou de cul. Je ne peux pas leur donner tort. La seule visite que j’ai eue, c’est l’avocat venu m’expliquer la suite. Dès ma sortie de l’hôpital, j’irais en prison. Détention préventive. Là non plus je ne serais pas le plus populaire. Les ivrognes tueurs ont rarement la cote. 

Ensuite, un procès. Pour la forme. D’après l’avocat, le plus simple serait de plaider coupable et éviter des procédures inutiles. Pour ce que ça risquait de changer. Alcool au volant, homicide involontaire, fois quatre, aucune circonstance atténuante… faites vous-même le calcul. Moi j’arrivais à « tu rentres en prison, t’en sortiras jamais ».

À partir de là, mon idée était pas mal faite. 

Jaune : 5, 4, 3, 2, 1…

Je suis sorti de l’hôpital un vendredi en fin de journée. L’appareil judiciaire étant ce qu’il est, on ne pouvait m’emprisonner avant lundi. Un dernier week-end de liberté en m’engageant à respecter un paquet de conditions.

J’ai dormi à l’hôtel. Samedi matin, je suis parti à pied vers le pont. Il avait beaucoup plu dans les derniers jours, le courant était violent. 

Parfait.

J’ai sauté sans hésitation. Content d’être mauvais nageur. Mais même si j’avais voulu lutter, ça n’aurait pas changé grand-chose. Mes poumons se sont remplis d’eau, j’ai coulé à pic. Je n’ai pas revu le film de ma vie. De toute façon, je savais comment il finissait. Mal.

Ensuite, 15 secondes, 15 minutes, 15 heures ou 15 jours plus tard, j’ai entendu le bruit de la circulation. Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre mais la réalité a fini par s’imposer. Je venais de découvrir quatre choses que je vous résume :

  • La réincarnation, ça existe : J’étais mort, je ne le suis plus. Alors appelez ça comme bon vous semble, il y a quelque chose après.
  • Il n’y a pas que les figures historiques qui se réincarnent. Les gens disent : « Moi, dans une autre vie, j’étais Napoléon ». Ou « César ». Ou « Un Pape ». Jamais un sans-abri ou un nobody. Je parle maintenant d’expérience, le nobody se réincarne aussi.
  • On ne se réincarne pas nécessairement en humain. Les objets peuvent avoir une âme. Quelqu’un peut s’y trouver.
  • Le karma, c’est ben maudit : Dieu, Allah, les extra-terrestres, un comité d’actuaires décédés, qui décide de la suite? En tout cas, « il » a un sacré sens de l’humour. Un brin cynique.

« Il » avait décidé de me donner une bonne et longue leçon. 

Un feu de circulation. Revenir sur terre en feu de circulation. Pas n’importe lequel, un tout neuf, qui a remplacé celui que j’ai fauché après avoir démoli la voiture des quatre jeunes. 

Planté sur le bord du chemin, à l’angle du boulevard et de la rue de l’aréna. 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Regarder passer les voitures, tenir le compte à rebours, changer la couleur des lumières, m’assurer que les automobilistes ont le temps de prendre une bonne décision.

Veiller à ce que personne n’ait l’occasion de se comporter comme un pauvre imbécile.

Rouge : 35, 34, 33, 32, 31…

Version audio de Un pauvre imbécile

Les gagnants 2024 du Prix littéraire Damase-Potvin sont:

CATÉGORIE JEUNE ADULTE (17/30 ans), décernée par Desjardins – Caisse de La Baie–Bas-Saguenay

1er prix — Lance Dubé — Fags (bourse de 350 $)

2e prix — Cindy Boudreault — Pogner le tison (bourse de 250 $)

3e prix — Marc-Antoine Côté — Le marchand de luck (bourse de 250 $)

CATÉGORIE ADULTE (31 et plus), décernée par la MRC du Fjord-du-Saguenay

1er prix — Alexandre Côté — La chaleur des feux (bourse de 600 $)

2e prix — Valérie Bilodeau — De ma maison (bourse de 400 $)

3e prix — Doris Hélène Guérin — Nuances (bourse de 250 $)

CATÉGORIE PROFESSIONNELLE, décernée par la Ville de Saguenay

L’autrice et historienne Catherine Ferland est la lauréate 2024 avec sa nouvelle intitulée L’art presque perdu de la domestication du feu (bourse de 1 000 $).

Une mention a été décernée à l’autrice Marianne Girard pour sa nouvelle Le village.


5 commentaires

Yves Bernard · 24 avril 2024 à 18h52

Le jury a été peut-être acheté ou infiltré par des chinois….s’il y avait eu la catégorie age d’or je suis sûr que tu repartais avec la bourse….en taxi évidemment.

Encore une fois bon texte j’aime particulièrement:

« Même avec mes meilleurs réflexes, je n’aurais rien pu faire. Quand j’ai freiné, je sentais déjà le métal plier. J’ai eu le temps de reconnaître les quatre gars dans la voiture. Des jeunes. Ils jouent après moi à l’aréna. On se salue quand on se croise dans le couloir qui mène à la glace.

Après, plus rien. J’ai ouvert les yeux des jours plus tard aux soins intensifs.

Je suis le seul qui a pu ouvrir les yeux. »

    Guy Ménard · 24 avril 2024 à 20h11

    Merci fidèle et pas du tout impartial lecteur! J’avoue que ces phrases là sont parmi mes favorites aussi.

Richer Denis · 26 avril 2024 à 13h21

Très bon texte sur une situation qui persiste toujours… j’espère un peu moins qu’à l’époque… Je marche le long d’un chemin de campagne dans ma région et j’y observe encore de nombreuses cannes de bière dans le fossé… inquiétant!

Nicole Dion · 29 avril 2024 à 11h49

Allô Guy, ce texte devrait être publié sur les réseaux sociaux (à moins qu’il l’ait été et que je ne l’ai pas vu passé…) C’est tellement touchant! Juste ce qu’il faut d’humour pour camoufler le dramatique de la situation. Bravo pour le ressenti…le mien, comme le tien. Pas besoin d’un prix pour être gagnant… (En passant: il est où ce feu de circulation pour que je te fasse un coucou si jamais je le traverse! :o)

    Guy Ménard · 29 avril 2024 à 12h34

    Allo Nicole! Merci pour les généreux commentaires. C’est sûr que mon orgueil littéraire peine à s’en remettre mais je devrais survivre 🙂 . Blague à part j’ai reçu de très bon commentaires, notamment du président du jury qui, malheureusement, n’avait pas un vote prépondérant. C’est un exercice très amusant de devoir inventer une histoire à partir d’un thème imposé. Je sais que les textes des gagnants seront éventuellement disponible sur un site, j’ai hâte de voir dans quelle direction ils sont allés. Pour répondre à ta question, le feux de circulation est situé à Chambly, coin boulevard Périgny et Industrielle, en direction, pour vrai de l’aréna. Au plaisir!

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