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Parti courir, no 92, le 17 août 2022

Je suis parti courir. En repensant à la veille, au moment où je me suis dit que je tenais un titre formidable pour un roman-policier. « La moitié gauche de la violoniste » :

« Il était 3 heures 15 du matin quand le vétéran inspecteur Bill Bracken arriva sur les lieux, une rue normalement paisible d’un quartier cossu de la métropole.1

Bracken stationna sa voiture de fonction à l’intérieur du périmètre de sécurité. Personne ne lui demanda de s’identifier, il était connu de tout le personnel du Service. D’ailleurs, il se fit la réflexion que « tout le personnel du Service » semblait s’être donné rendez-vous cette nuit au 17 rue Cedar. Patrouilleurs, techniciens en scène de crime, spécialistes de l’identité judiciaire, même les relations publiques se côtoyaient sur la pelouse. La présence des relationnistes alerta Bracken. Ceux-là ne se déplacent que lorsque le crime est suffisamment sordide ou la victime suffisamment connue pour alerter les vautours de la presse2.

Une recrue imberbe s’approcha pour lui faire un rapide topo de la situation : 

  • Deux patrouilleurs se sont présentés ici à 14h00. Le poste de quartier avait reçu un appel anonyme leur disant qu’ils feraient mieux de se rendre immédiatement au 17 Cedar pour y trouver « 50% d’une célébrité ». 
  • 50% d’une célébrité?
  • Vous allez voir à l’intérieur… 

Dans le vaste salon richement meublé, les photographes du Service s’affairaient autour de la toile recouvrant un corps. Un pied, chaussé d’un coûteux talon aiguille Louboutin, émergeait du drap. 

  • Bracken! 
  • Murray? Si le chef pathologiste se déplace, ça doit être sérieux.
  • Sérieux, oui. Et bizarre. Et vraiment pas joli.
  • Venant de toi qui a tout vu, difficile d’imaginer ce qui pourrait encore te secouer.
  • Pas besoin de me croire sur parole. Regarde.

Murray souleva le drap. Bracken baissa les yeux et immédiatement retint un haut-le-cœur en apercevant le cadavre. Plus précisément la moitié d’un cadavre. Découpé très exactement dans le sens de la longueur, reposait au sol la moitié gauche d’une femme. 

  • Seigneur!
  • Je te l’avais dit. Jamais vu rien de tel.
  • Pas de trace de sang, les vêtements ont aussi été coupés très nettement…
  • Donc, la coupe a été faite ailleurs et le corps, enfin, la moitié de, a ensuite été transporté ici. Il y a un psychopathe, quelque part en ville, qui traîne avec lui le côté droit d’une victime.
  • Dis-donc, j’ai vu les relations publiques en arrivant. On connaît son identité?
  • Tu devrais la reconnaître. Regarde de profil…
  • Emma Christensen!3

Bien que peu porté vers la musique classique, Bracken avait reconnu immédiatement le (demi) visage de la virtuose danoise. La semaine dernière, encore à ce moment complète et fort jolie, sa tête se retrouvait à la Une du magazine l’Actualité. Son embauche comme premier violon de l’Orchestre symphonique de Montréal venait solidifier, affirmait-on, la place de l’orchestre parmi les ensembles les plus réputés de la planète. 

L’inspecteur se souvint aussi que l’article citait des critiques reprochant à Christensen d’avoir accepté le poste montréalais tout en conservant celui qu’elle occupait déjà avec le London Symphony. « Elle essaie d’être partout à la fois », lui reprochait-on.

Un fou avait pris les critiques au pied de la lettre. Il faudrait aviser Interpol et les collègues londoniens sans délais, Ils rencontreraient sûrement bientôt la moitié droite d’Emma Christensen. »

Et là, juste à ce moment-là, le chef Rafael Payare a déplacé son lutrin. De quelques pouces à peine mais suffisamment pour que je puisse enfin voir entièrement le visage de la violoniste. 

Le hasard des sièges avait fait en sorte que sa partition bloquait exactement la moitié droite de son visage. Je ne voyais que la gauche. La moitié gauche de la violoniste. Je me suis dit que « La moitié gauche de la violoniste » ça serait vraiment un bon titre pour un roman policier. Auquel j’ai pensé, jusqu’à ce que l’OSM amorce enfin le concert.

Parfois, comme ça, je m’emballe un peu avec une idée…

Note 1 : Dans les romans policiers, les inspecteurs sont toujours des vétérans avec des noms virils. Les rues sont toujours habituellement paisibles et les quartiers souvent cossus.

Note 2 : Les journalistes ont toujours mauvaise presse dans les polars.

Note 3 : Un nom scandinave a toujours sa place dans un polar.