Parti courir no 78. 15 novembre 2021
Le regard de M.Massé
Je suis parti courir. En tournant le coin de la ruelle, un gars m’a regardé de travers. Ça arrive quand on court. On dirait qu’il y a des gens qui le prennent mal. Soit qu’ils trouvent que les coureurs en mettent un peu, soit que c’est le bruit des genoux qui craquent qui les dérange.
J’ai continué mon chemin (et mes craquements de genoux).
En matière de regard de travers, il en faut plus que ça pour m’ébranler. Je me suis fait regarder de travers par pas mal plus fort que vous, M. le marcheur. Moi, je me suis déjà fait regarder de travers par Henri Massé.
On est en 1996. Le premier ministre Lucien Bouchard a lancé une grande opération de concertation avec comme point culminant le Sommet socio-économique qui aura lieu en octobre. Alcan, acteur économique majeur, participe aux travaux du sommet. Donc, la compagnie nomme un grand patron qui, en principe, participe aux discussions préparatoires.
Vous avez noté le « en principe ».
En réalité, le grand patron délègue souvent un adjoint qui lui-même refile le dossier par en bas, jusqu’au moment où ça tombe sur le bureau de quelqu’un qui n’a pas la possibilité de s’en sortir.
Moi.
C’est ainsi que je me retrouve un bon après-midi, dans une salle de conférence du siège social de Desjardins en compagnie d’une bonne trentaine d’acteurs socio-économiques, de partenaires et autres « z’intervenants du milieu ». Au menu ce jour-là, la révision du document contenant les recommandations du comité.
La réunion est présidée par Henri Massé, secrétaire général de la FTQ. Googlez-le. Il pouvait être assez intimidant. Il m’a jeté un coup d’œil, a vu le logo d’Alcan devant moi et il a dû se dire que ce n’est pas ce citoyen-là qui allait partir la révolution aujourd’hui. Il avait bien raison, mon rôle devait se borner à respirer le même air que le groupe.
Toujours est-il que la réunion commence. Henri Massé ouvre le document. Première page, une citation de Félix Leclerc. « La meilleure façon de tuer un homme, c’est de le payer à ne rien faire ». Il lit le texte, tourne la page, confiant qu’on peut passer à la suite.
- M. Le président!
- Oui, madame Lambert? (Phyllis Lambert, née Bronfman, le grand nom de l’architecture canadienne, fait partie du comité)
- Je crois que la citation devrait dire « tuer un homme ou une femme », sinon c’est sexiste.
- Je ne sais pas si…
- M. Le président!
- Oui, monsieur le délégué du regroupement …
- Modifier une citation de Félix Leclerc serait un outrage à la culture québécoise!
- Mme Lambert?
- M. Le président, la culture québécoise et une attitude non-sexiste doivent impérativement coexister!
- …
Ils ont débattu comme ça de la citation pendant une heure. Je ne me souviens plus comment cet épineux problème a été résolu. Pile ou face, roche-papier-ciseau ou des menaces à l’intégrité physique d’un ou des débatteurs.
Moi j’ai quitté après cinq heures. On en était encore au premier chapitre, quelque part entre la vision, la mission et la concertation, le fondamental, l’essentiel et l’inévitable. Occupés à pousser de la virgule et chercher un second sens. J’ai ramassé mes affaires aussi discrètement que possible et je suis sorti par une porte de côté.
Dans mon dos j’ai senti le regard d’Henri Massé.
Un peu de jalousie aussi.