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Parti courir, no 90. Le 15 juillet 2022

Je suis parti courir. Le son qui tournait en boucle dans mes oreilles ne provenait ni de mes écouteurs, ni même de la nature environnante. C’était le son de mon village, le son de Chambord. 

J’ai été élevé tout près d’une voie ferrée. Le village avait deux rues. La rue « Principale », portion de la route régionale qui traverse le village et la rue « De la gare » qui mène aux installations du Canadien National. Dans la langue locale, « La station ».

La voie ferrée était parallèle à la route. Le terrain familial était donc délimité d’un côté par une route régionale passante et de l’autre côté par le chemin de fer.

On imagine l’imposant dispositif de sécurité que des parents d’aujourd’hui mettraient en place pour tenir les enfants à l’écart de l’une ou l’autre des sources de danger. Les nôtres se bornaient à nous rappeler, à l’occasion, de « regarder des deux bords de la rue » avant de traverser pour récupérer le ballon, la balle ou la rondelle ayant échappé à notre vigilance. 

Côté train, si une balle se retrouvait sur la « track », c’était un coup de circuit alors on avait tout le temps de regarder en grimpant la clôture qui balisait notre cour. Et puis un train, c’est pas discret. Fallait vraiment être très très fâché d’avoir accordé ce coup de circuit pour ne pas voir arriver un convoi. 

Dit comme ça, vivre en bordure d’un chemin de fer, pourrait sembler un mauvais emplacement. Bruyant, polluant, poussiéreux. Pas du tout! 

D’abord, les rails constituent un excellent terrain de jeu. Courir sur un rail développe l’équilibre. Quant à la pollution, elle était inexistante. À l’époque, on appelait ça de la boucane, affaire mystérieuse qui sentait et goûtait mauvais. On ne poussait pas plus loin la démarche scientifique.

Même chose pour les curieuses roches jaunes qui s’échappaient parfois d’un wagon. On pouvait les écraser pour en tirer une poudre qu’on versait dans l’eau. Une vieille bouteille de savon à vaisselle Mir remplie de ce mélange constituait une arme redoutable contre les chiens méchants. 

J’ai appris plus tard que la pierre jaune c’était du souffre que le CN apportait aux usines du Saguenay. Je préfère ne pas savoir comment s’en sont tirés les chiens.

Le bruit? Je ne dirais pas qu’on s’y faisait ou qu’on vivait avec, cela impliquerait un aspect négatif. Au contraire, le son du train était la signature sonore du village : D’abord, le grondement des locomotives qui mettent en branle le lourd convoi. Puis, le roulement sourd des wagons qui accélèrent et enfin le sifflet, en longs cris d’avertissements à l’approche des passages à niveaux. 

Dans mon souvenir, il n’y a pas d’heure précise. Il me semble que le train passait… tout le temps. Le matin, le soir, la nuit, pendant les parties de balle et souvent, bien sûr, juste à temps pour nous bloquer sur la rue Principale. 

À chaque été, Mme Ménard et moi, nous louons un chalet à Chambord. Ils sont souvent très bien, parfois… un peu moins (voir Parti courir no 74, Le lit.du Rocket). Mais peu importe la qualité du logement, une chose ne change jamais : Au premier feu sur la plage, à la tombée de la nuit, j’entends le grondement des locomotives. Quelques secondes plus tard, comme amplifié par un rebond entre l’eau du lac et les montagnes autour, le sifflet du train.

Immanquablement, à ce moment-là, dans ma tête les souvenirs remontent en vrac : de l’autre côté de la rue, le restaurant / salon de barbier / salle de billard; les Boivin d’en-face qui n’étaient pas parents avec leurs voisins les Boivin; Les Doré d’à-côté, parents, eux, avec les Doré d’en-face; le terrain de tennis des Tremblay; le Grand prix cycliste annuel; la mercerie de Jean-Paul et Claudette; quelques chiens qui se sauvent en toussant; notre cour où je dessinais une piste de course pour mon tricycle; mon père bricolant l’Oldsmobile 88. 

Je suis de retour à la maison.