Parti courir no 72. 23 juin 2021.
Je suis parti courir. Après trois kilomètres, je croyais tenir un sujet. Je venais de croiser un poisson mort, curieusement hors de l’eau, sur la terre battue de la piste du canal de Chambly.
Je me disais qu’un poisson hors de l’eau c’est une belle allégorie, au sortir du confinement. On est tellement capable de s’habituer à tout qu’on a fini par s’habituer à… rien. Le rien social pandémique. Si bien que maintenant, lorsqu’il y a du monde autour, je me sens un peu comme un poisson hors de l’eau.
J’ai retourné cette idée 100 fois dans ma tête avant de réaliser que j’avais une bonne histoire à raconter, une histoire vraie. Qui n’avait rien à voir avec un poisson mort mais plutôt avec Lorraine Pintal, qui m’a déjà, sans blague, mis dehors du Théâtre du Nouveau Monde.
Je sais, ça n’a pas l’air d’être un moment glorieux pour votre humble serviteur. On m’accusera pas d’écrire ces affaires-là pour soigner ma réputation.
On est en 1998. Chez Alcan, aux relations publiques, on vient de me confier le dossier de la gestion des commandites. La personne qui occupait le poste avait quitté précipitamment. La transition a consisté en : « Voici le bureau, les dossiers sont là. Bye! » Une table de travail de quatre pieds de diamètre est remplie de dossiers, en piles de plus d’un pied.
Ce n’est pas anormal. Au siège social d’une grande entreprise, des demandes de commandites, il en rentre beaucoup, constamment. Toutefois, en passant à travers les piles, je constate deux choses curieuses : d’abord, beaucoup de demandes n’ont jamais été traitées. Ensuite, parmi celles qui ont été traitées, une quantité importante ont reçu une réponse plutôt positive, qui peut laisser croire au demandeur qu’il sera commandité.
J’ai fini par comprendre que la personne qui occupait le poste avant moi avait de la difficulté à dire « non ». (Quand tu gères des commandites, 95% de la job, c’est de dire « non » à du monde). Alors, lorsqu’elle avait un premier contact avec un demandeur, elle se laissait emporter par l’enthousiasme. Le demandeur repartait en croyant avoir eu une réponse positive, qu’il ne restait qu’à régler des détails.
Bref, il y avait dans les dossiers un paquet de lettres de demandeurs souhaitant finaliser l’engagement et signer le contrat. C’est comme ça que je me suis retrouvé à avoir, tous les jours pendant deux mois, des conversations embarrassantes : « Vous savez le formidable dossier que vous pensez qu’on allait commanditer? Ben finalement ça ne marchera pas… ».
J’étais pas le gars le plus populaire en ville. Et je n’avais pas encore rencontré Lorraine Pintal.
Elle avait un grand projet de théâtre populaire, des captations pour la télé, le retour du « Théâtre Alcan » des années 60-70. Elle avait présenté l’idée à ma prédécesseure, reçu un accueil enthousiaste. Dans sa tête, c’était clairement en marche.
Jusqu’à ce que je l’appelle pour lui demander si on pouvait se voir.
Elle m’a invité au restaurant du TNM pour le lunch. Si mon souvenir est bon, on n’a pas trop bavardé avant que j’entre dans le vif du sujet : « Changement d’orientation, on n’est plus dans le théâtre, pas le budget, quelqu’un s’est un peu trop avancé… ». Je ne sais pas si madame Pintal a déjà joué le rôle de quelqu’un qui assassine du regard. Elle serait très qualifiée pour ça. Elle a fini par me dire quelque chose comme : « Je pense qu’on n’a plus rien à se dire ». Ça faisait pas mal mon affaire. Lorraine Pintal venait de me sacrer dehors de son théâtre.
Depuis, je suis souvent retourné au TNM. Le restaurant est bon, le théâtre y est souvent extraordinaire. Mais allez donc savoir pourquoi, j’ai toujours une vague sensation de ne pas être à ma place.
Comme un poisson hors de l’eau.
*Lorraine Pintal est la directrice générale et artistique du Théâtre du Nouveau Monde depuis 1992