Parti courir no 110, 22 décembre 2023
Je suis parti courir. Oh non, tellement pas! Je marchais très lentement, à la fois pour accommoder la démarche de ma mère et aussi, je crois, pour savourer le moment aussi longtemps que possible.
On est le 24 décembre 1980. Ma mère est veuve depuis peu. Léo nous a quittés quelques mois auparavant, après une longue maladie. Elle a tenu à ce qu’on réveillonne à la maison, malgré sa peine. Peut-être dans l’espoir de retrouver un peu de normal.
Elle a aussi tenu à assister à la messe de minuit et c’est moi qui l’accompagnerai. « Tu vas être mon bâton de vieillesse ». Importante nomination que je ne mérite pas mais dont je m’acquitterai avec plaisir.
Je dis que je ne mérite pas la nomination parce que j’étais plutôt absent de la vie familiale. Je n’habitais pas loin du village, à peine une heure de route, mais mes visites étaient rares et éloignées. Même si je sais que ça aurait fait bien plaisir aux parents. Avec le recul… pas très fier du moi de cette époque-là.
Puisque malgré tout, ma mère me choisit comme chevalier servant, je saute sur l’occasion de me reprendre un peu en l’escortant pour une petite marche au froid.
« Petite marche au froid » : Vraiment une petite marche. La maison familiale était située rue Principale, en plein centre-ville (centre-village?). L’église est à cinq maisons de là. En partant de chez nous, on passe devant :
- Le magasin de vêtements et la résidence de Jean-Paul Bolduc. En face, le barbier Boivin. On dit « le barbier Boivin » par habitude mais dans la même bâtisse, il y a aussi un restaurant et, à l’arrière, la salle de pool, gérée par Ti-Mé Rondeau. À Chambord, c’est l’équivalent d’un MégaPlex de divertissement.
- Le magasin général de M. Gauthier. Si le barbier Boivin c’est le MégaPlex, M. Gauthier, lui, c’est le Costco! De l’alimentation, des outils, des jouets, des « bonbons à la cenne » et même des médicaments. Ma mère y achetait un remède redoutable, « l’huile de castor ». Vous ne connaissez pas l’huile de castor? Chanceux !
- La maison de M. Simard, lui aussi barbier de son métier. Vous me direz qu’il y avait beaucoup de barbiers à Chambord, je vous répondrai que la population locale était impeccablement coiffée. La maison de M. Simard abritait aussi une partie appréciable du corps professoral du village. Les filles Simard étaient toutes des enseignantes. De très bonnes enseignantes. J’ai aimé l’école primaire grâce à elles.
- La maison des Villeneuve. « Cadet » Villeneuve avait une famille nombreuse. Juste dans mon groupe d’âge, une série de quatre garçons surnommés : Ti-Oui, Ti-Fils, Maï et Ti-Paul. J’ai passé pas mal de temps sur la glace avec les fils Villeneuve, notamment Ti-Oui, un intrépide gardien de but au ballon-balai. Il n’hésitait pas à se mettre la face devant un ballon glacé pour faire l’arrêt. Sans masque. Il a eu une courte mais remarquable carrière.
- Finalement, le presbytère et l’église.
« Petite marche au froid » : Cet hiver-là, si on nous avait parlé du réchauffement de la planète, on aurait voté pour! Il faisait toujours -30. Pas en Celsius, en Fahrenheit! Au Lac, l’hiver se mesurait toujours à l’ancienne.
N’empêche, la soirée était parfaite. Ciel dégagé, lune brillante, pas de vent (de toute façon le « facteur vent » n’avait pas encore été inventé. -30, c’était -30). Avec le trottoir enneigé et la petite montée vers l’église, Florence s’accrochait fermement à mon bras. Sur terrain plat en plein été, elle aurait sûrement fait pareil. Le bâton de vieillesse ne connait ni les saisons, ni les dénivelés.
L’entrée de l’église était pleine de monde. Plusieurs ont salué ma mère, certains offrant des condoléances tardives. Quelques-uns se sont retournés vers leur voisin : « C’est-tu le plus jeune à Léo, celui-là? Y’a donc ben les cheveux longs. » (Note : dans un village comptant autant de barbiers, c’est sûr que les cheveux longs…)
Nous avons remonté l’allée jusqu’à notre banc. Le numéro trois, rangée de droite. À l’époque, on louait un banc pour l’année, c’était un peu comme avoir des billets de saison au hockey. La chorale a entonné le premier chant, le célébrant a pris tout son temps, trop heureux d’avoir une rare salle comble. À la fin, Johnny Lalancette a chanté le Minuit Chrétien. Ite Missa Est* aurait pu dire le curé mais le latin n’était plus à la mode depuis longtemps.
Nous sommes ressortis dans la nuit parfaite, saluant les uns et les autres. Nous avons lentement refait le trajet à l’envers. Église, presbytère, Villeneuve, Simard, Gauthier, Bolduc et chez nous. Nous sommes entrés dans l’odeur de tourtière. Mon mandat de bâton de vieillesse avait été rempli avec succès pour ce Noël.
J’écris ces lignes 43 ans plus tard. Le froid et la nuit claire de Chambord me manquent. La messe de minuit, le banc numéro 3 et la voix de Johnny Lalancette me manquent. Ma job de bâton de vieillesse me manque. Florence me manque.
Amis et amies lecteurs et lectrices, je vous souhaite de belles et bonnes fêtes. Je vous souhaite aussi d’avoir le privilège d’être un bâton de vieillesse.
*Ita Missa Est. En latin, expression qui se traduit par : « Allez, la messe est dite ».
Note : Un grand merci à Françoise Lapointe, photographe de Chambord et membre du Club photo Domaine-du-Roy qui a bravé le froid pour me fournir une photo nocturne de l’église de Chambord.
4 commentaires
Bernard Yves dit le Bo · 22 décembre 2023 à 18h02
Merci Un beau cadeau de Noêl comme texte et feeling…Je suis sûr que dans le passé t ‘a donné dans un boîte un stylo magique pour écrire….C’est pas juste pour les autres..j’en veux un aussi cette année
Bouchard benoit · 23 décembre 2023 à 18h03
Guy. L’huile de castor.Mon père disait à ma mère: »Donnes-lui de l’huile de castor » La fièvre avait disparu le mal à la gorge aussi mais il était trop tard. Les filles Simard: Camille, Edith et Christiane. De bons profs. Je ne suis pas sûr qu’elles auraient résisté dans les écoles d’aujourd,hui.Mais elles avaient ,ce qu’on appelait à l’époque la vocation.
Bonnes fêtes à toi Guy et à Denise.
P.S. Tu sais Guy. Si j’étais prof aujourd’hui je serais dans la rue.
Benoit Bouchard · 23 décembre 2023 à 18h09
L’huile de castor Guy. Cauchemar. Mon père disait à ma mère: »Donne-lui de l’huile de castor » Subitement la fièvre et le mal de gorge avaient disparu. Mais il était trop tard. Camille,Edith et Christiane Simard. De vrais bons profs. Hélas Edith est parti très jeune.
joyeuses Fêtes à toi et Denise.
Tu sais une chose Guy.Si j’étais prof aujourd’hui je serais dans la rue.
Guy Ménard · 30 décembre 2023 à 11h07
Toujours heureux de vous lire. L’huile de castor c’était efficace mais pour de mauvaises raisons :-). Camille Simard m’avais même fait la première année à la maison parce que j’étais trop jeune par deux semaines pour commencer avec les autres. J’espère que vous vous portez bien et je vous souhaite ainsi qu’à votre famille une très belle année 2024!
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